Paris, Anisson, 1694.
In-12 de (4) ff., 350 pp., (7) ff. Veau brun, dos à nerfs orné, coupes décorées, tranches mouchetées rouges. Reliure de l’époque.
145 x 80 mm.
Edition originale de ce texte célèbre répertorié par ce rarissime exemplaire inconnu de Tchemerzine.
Ce texte, l’un des plus intimistes de Bussy, fut publié l’année suivant sa mort, en 1694, chez Jean Anisson, sous le titre : « Discours du Comte de Bussy-Rabutin à ses enfants. »
Le « Discours » sera ensuite inséré dans « les Mémoires » du Comte de Bussy Rabutin et maintes fois réimprimé à compter de l’année 1696.
« Il faut écrire comme Bussy », conseillait La Bruyère.
« Ouvrage de circonstance instrumentalisé, plaidoyer pro domo, testament moral, page d’histoire, cette originale est une œuvre littéraire à part entière où l’art d’écrire de Bussy se révèle. Il a toujours espéré que les générations futures le jugeraient équitablement : « …ce ne sera que la postérité (si elle me connoist) qui me fera plus justice que mon siècle. Ses premiers éditeurs, le père Bouhours, sa famille aussi, croyant sans doute bien faire pour la mémoire du comte de Bussy-Rabutin, n’ont réussi qu’à affadir son œuvre, tromper le lecteur, brouiller son image. L’édition des manuscrits de ses Discours donnera peut-être une chance de réhabilitation à l’un des écrivains les plus complets du Grand Siècle, auteur de roman, portraits, devises, maximes, mémoires, traductions, chansons, lettres et ces Discours, difficilement classables. Elle permettra en tout cas à l’honnête homme d’aujourd’hui de goûter la saveur authentique des écrits tardifs de l’Illustre Malheureux qui a fini par exorciser son infortune en lui donnant une forme littéraire. Le triomphe de l’écrivain, en quelque sorte. » (Daniel-Henri Vincent).
Le comte de Bussy-Rabutin, Grand du royaume de France né en 1618, cousin de Mme de Sévigné, avec laquelle il partage passion et talent pour l’écriture épistolière et mémorialiste, a guerroyé à travers l’Europe à la tête de son régiment, a survécu à la Fronde et aux complots les plus divers, puis vit l’existence des courtisans auprès du vieillissant Louis xiii et du jeune Louis xiv. Il passe cependant ses trente dernières années en Bourgogne, exilé dans son château par le roi après avoir été embastillé quelques mois, le monarque n’ayant supporté ni son amitié avec Fouquet ni les railleries libertines émaillant « l’Histoire amoureuse des Gaules », qui le campaient en Jupiter séducteur. C’est là, dans son « petit Versailles bourguignon », que Bussy-Rabutin écrit ses « Mémoires » et ses « Discours » à ses enfants.
Son style est élégant, précis, vivant. Ce ton et cette inspiration le conduisent à décrire de façon personnelle ses aventures, de sa Bourgogne natale à la Cour, mais également au loin, en France ou en Europe, ou alors dans le salon, le boudoir, voire le lit, de ses nombreuses conquêtes. Il conserve une plume extrêmement caustique pour ironiser sur les puissants de Versailles. Cette œuvre de mémorialiste a longtemps été considérée comme de premier ordre, rééditée du xviiè à nos jours.
Déjà au XVIIIe siècle, la marquise du Deffand admirait le style de Bussy.
« Elle en admirait surtout ce qu’elle appelait « le délibéré », et elle faisait honneur à Horace Walpole de la ressemblance qu’elle trouvait entre sa manière d’écrire et celle du comte. « Il avait beaucoup d’esprit, disait-elle, très cultivé, le goût très juste, beaucoup de discernement sur les hommes et sur les ouvrages, raisonnait très conséquemment ; le style excellent, sans recherche, sans tortillage, sans prétention ; jamais de phrases, jamais de longueurs, rendant toutes ses pensées avec une vérité infinie ; tous ses portraits sont très ressemblants et bien frappés. » C’est à peu près là ce que nous pourrions en dire nous-mêmes, avec moins de grâce. Sans doute, par-dessus tout cela, domine la vanité ; « mais je la lui pardonne, dit encore madame du Deffand, en faveur de cette vérité que j’aime tant et à qui la modestie donne quelques petites entorses. » Parfois, d’ailleurs, au milieu des recherches bizarres de son amour-propre pour inventer quelque moyen nouveau de se plaindre et de se glorifier, sa raison a de nobles instincts qui lui révèlent la véritable grandeur. Je me console encore de mon infortune, « écrit-il un jour, en pensant que, quand même je serai maréchal de France et duc et pair, enfin tout ce que je devrais être aussi bien que les autres, je regarderais toujours Sobieski à cent piques au-dessus de moi ».
« Ensuite il écrivit ses Mémoires, avec la préoccupation personnelle de quiconque entreprend pareille besogne, mais aussi avec une rare exactitude pour les événements et pour les dates. Enfin sous le prétexte d’un « Discours philosophique adressé à ses enfants, pour leur montrer quel profit on peut tirer de l’adversité », il imagina une dernière variation sur le thème éternel de sa disgrâce, en se plaçant le dernier, mais non le moindre, dans une liste « d’illustres malheureux », savoir : Job, Tobie, Daniel, David, Boëce, Bélisaire, St. Louis, Marigny, le roi Jean, la Rivière, Gié, Comines, François Ier, Samblançay, Bellegarde, Bassompierre, la Châtre, et Roger de Rabutin, Comte de Bussy. » A.G.R.
Le 6 octobre 2011 paraissait cette critique sur la nouvelle biographie de Bussy Rabutin :
« Pétillant. Une biographie brillante qui éclaire la vie de Bussy-Rabutin (1618-1693) un homme d’esprit qui déclarait en commençant ses Mémoires vouloir « parvenir aux plus grands honneurs de la guerre ». Avec jubilation Daniel des Brosses suit Bussy-Rabutin, un homme doué pour les lettres, admiré, encensé, craint, jalousé, frondeur dès son plus jeune âge ; un homme prêt à partir avec armes et bagages servir le Roi ; un homme qui préférait être « disgracié pour avoir réfléchi que récompensé pour avoir été servile ». Un homme fourvoyé, perdu en galanterie. Un homme embastillé une première fois par erreur. À peine libéré, Bussy-Rabutin se sent raffermi. Daniel des Brosses écrit : « Le terrible jeu du monde il le rencontrera à chaque tournant de sa vie. » L’hostilité de Louis xiv à son égard, la Bastille à nouveau, puis retour à la bienveillance du Roi. Son insolence l’amène à écrire un pamphlet intitulé Histoire amoureuse des Gaules qui lui vaut les pires ennuis. Il entretient avec la marquise de Sévigné, sa cousine, une importante correspondance ; se fâche, puis se rabiboche avec elle. Grand seigneur, il entre à l’Académie française. Il quitte Paris, rejoint sa province natale, passe ses journées à écrire des maximes d’amour. Trois siècles après sa mort on retiendra ses Mémoires et ses Discours et sa vaste correspondance où on retrouve tout l’à-propos de cet homme de cœur. » A.E.
« Qui fut Roger de Bussy-Rabutin ? Le nom n’est pas ignoré de tout Français un peu cultivé, mais, si on le situe bien en plein cœur du xviiè siècle (1618-1693), on ne voit guère en lui qu’un cousin et correspondant de la plus célèbre marquise de Sévigné. « Il faut écrire comme Bussy », conseille La Bruyère. Daniel des Brosses nous révèle un tout autre Bussy, homme d’épée, Mestre de Camp Général de la cavalerie légère de France, briguant en vain le bâton de Maréchal, apprécié de Condé avant d’être son adversaire, porté aux nues par Conti, reconnu par Turenne, héros des Dunes, mais écarté des charges par la méfiance de Mazarin, les cabales de la Cour, la haine finale de Condé, les médisances crues par le roi qui l’exila (châtiment atroce qui consistait à rester chez soi – on pense à la « double peine » dénoncée par nos actuels humanitaires) durant de nombreuses années, alors qu’il suppliait de servir. Rentré en grâce, il fut frappé par la conclusion d’un procès sordide et se retira, cette fois volontairement. Reste le troisième Rabutin, rime de « libertin ». Le plaidoyer de l’auteur est éloquent et fait justice des calomnies les plus graves. On peut ne pas partager la critique de l’auteur sur un règne qui fut loin d’être aussi rigide qu’il le présente, mais on doit regretter avec lui que le flamboiement d’un Bussy-Rabutin n’ait pas ajouté son éclat baroque aux querelles littéraires, artistiques, philosophiques et religieuses de ce temps. »
Yves-Henri Allard – Novembre 2011.
Le texte de cette originale connue par ce rarissime exemplaire commence ainsi :
« Quand je fais réflexion mes enfants aux traverses de ma vie, que je considère les marques d’Honneur, les grands titres et les grands établissements refusés à ma naissance, à mes longs services et à mes grands emplois. Je rends grace à Dieu d’avoir emploié la mauvaise fortune pour m’attirer à luy, prévoyant que je me serais perdu dans la bonne.
Je ne veux pas dire par la que tous les gens heureux soient reprouvés. Il n’y a jamais eu une fortune si longue, ny si brillante que celle du Roy. Cependant il n’y a jamais eu une plus solide vertu que la sienne. Je connais encore des gens à la cour qui vivent dans les prospérités comme des anges, mais j’en connais fort peu et ma fragilité me fait croire que je n’aurais pas été du petit nombre.
Outre le profit que je prétends tirer de mes disgraces mes enfants, je veux aussy vous en faire
profiter en vous faisant comprendre le peu d’état que l’on doit faire des belles apparences de la fortune et de la fortune même, non seulement par ma propre expérience, mais encore celle d’une partie des gens de qualité malheureux des siècles passés… ».
En 2000, les Éditions de l’Armançon ont publié le Discours du Comte de Bussy-Rabutin à ses enfants, d’après le manuscrit autographe de la bibliothèque Mazarine, avec cette analyse achevée :
« L’affaire est évidemment d’importance pour la connaissance de l’œuvre du gentilhomme bourguignon car, après sa mort, les éditeurs ont apporté de nombreuses et importantes modifications à ses écrits en vue de leur publication.
Le Discours à ses enfants se compose d’une brève introduction et de deux parties distinctes, d’importance inégale. Celle-ci, que Bussy adresse explicitement à ses enfants, est une réflexion sur sa disgrâce qui l’a tenu en exil pendant dix-sept ans sur ordre de Louis XIV et éloigné de la Cour plus longtemps encore. Bien qu’il juge injuste son infortune, loin de s’en plaindre, il affirme s’en féliciter puisqu’elle lui permet de faire son salut alors qu’une existence heureuse et mondaine l’aurait certainement éloigné de Dieu. Au-delà de son cas personnel, Bussy prétend tirer un enseignement moral de la vie d’autres infortunés, qu’il nomme malheureux, sur les apparences de la fortune et de la réussite sociale opposées à la vraie richesse, qui est en Dieu. Naturellement ces malheureux, tous gens de qualité, sont généralement innocents, victimes de leurs ennemis et, peut-être, élus de Dieu.
Bussy raconte d’abord les Vies de dix-sept illustres malheureux.
La seconde partie, qui couvre la moitié de l’ouvrage, est en effet entièrement consacrée à Roger de Rabutin Bussy. L’auteur avoue naïvement : « je n’ay plus pour finir ce discours qu’a vous parler de moy pour qui je vous ay parlé de tous les autres ». Il justifie la place qu’il s’accorde par la connaissance qu’il a de sa propre vie : « je scay mieux ce que j’ai fait que ce qu’ont fait ceux dont je vous ay parlé ». De plus, ses enfants doivent naturellement porter intérêt à l’histoire de leur père.
Il s’agit de mémoires où la part réservée à ses campagnes militaires, et donc à ses mérites, est dominante. Comme pour d’autres malheureux, Bussy explique sa disgrâce non par ses erreurs ou ses fautes mais par l’action de ses adversaires : « La paix fut le comble de mes disgraces ; car pendant la guerre mes services me soutenoient contre mes ennemis, au lieu que la paix me mettoit a leur discretion ». Le maréchal de Turenne est au premier rang de ceux qui lui ont nui.
Bussy pousse aussi loin que possible la thèse, évidemment fausse, d’un roi bienveillant à son égard, abusé par son entourage et obligé de composer avec ses puissants détracteurs. Il ne reproche à Louis XIV que sa rudesse. Pour son exil, Bussy ne nie pas que la diffusion de son roman satirique, l’Histoire amoureuse des Gaules, en soit la cause. Mais moins parce que le roi en aurait été mécontent qu’à cause du scandale provoqué par des falsifications du texte original. L’objectif de Bussy est clairement de présenter le roi sous le jour le plus favorable, d’éviter tout sujet de conflit avec le souverain, en lui donnant raison même dans les décisions qui lui ont été les plus contraires, tout en restant crédible par la modération de la louange.
Le roi apparaît même comme le possible exécutant de la volonté de Dieu vis-à-vis de Bussy : Louis, en l’exilant, le met sur le chemin du salut. Ses actes, y compris ceux qui intéressent les particuliers, sont peut-être inspirés par Dieu. Une manière, plus habile qu’il n’y paraît, de faire sa cour.
Bussy évoque ensuite sa vie d’exilé jusqu’en 1690, quelques événements familiaux, ses brefs séjours à la Cour sans véritable retour en grâce. Il confesse ses défauts, proclame son « fonds de religion » en deux paragraphes et termine sur un quatrain qu’un épicurien ne renierait pas.
Il est donc pour le moins exagéré de ne voir que l’œuvre moralisatrice d’un dévot, au ton dogmatique. Si la dimension morale n’est pas niable, avec ses références religieuses, Bussy se montre surtout en mémorialiste, avec une ambition d’historien. La nature même du Discours semble plus complexe qu’elle peut paraître au premier regard.
Une instruction à ses enfants ?
Le Discours à ses enfants peut effectivement s’apparenter à un enseignement qu’un père donne légitimement à ses enfants suivant en cela l’exemple du roi qui a écrit des Instructions au Dauphin et des Mémoires. Cependant, à la date de la rédaction du texte, les enfants Rabutin sont adultes, et la leçon paraît bien tardive. Et comme Bussy a dépassé ses soixante-dix ans, il serait sans doute plus juste de qualifier le Discours de testament moral.
Le caractère strictement privé du Discours semble plus apparent que réel. Bussy n’entend pas diffuser ce texte, du moins au début : « Ne montrez l’ouvrage à personne » recommande Bussy à son ami le père Bouhours. De même ne veut-il pas en parler ouvertement à sa cousine de Sévigné : « Je ne puis vous mander ce que c’est » lui dit-il en lui annonçant qu’il travaille à quelque chose « de conséquence ». C’est que le document n’est pas encore en état de circuler. Mais il admet que c’est possible : « si malgré mes précautions, il devenait public … ». Et dès qu’il est achevé, Bussy en parle à son ami Corbinelli, qui s’impatiente. Enfin il annonce à Bouhours qu’il le destine au roi. Bussy a ainsi d’autres lecteurs en vue que ses enfants, mais des lecteurs choisis, et une exigence d’écriture au-dessus de la norme d’un texte familial : « il faut que cet ouvrage soit bien fini, avant qu’il ne soit exposé au grand jour […] qu’il soit bon et que, si malgré mes précautions, il devenait public, on le trouvât digne d’un homme qui a quelque réputation ». Pour cela, Bussy lui apporte tout le soin nécessaire comme le montre bien sa correspondance avec le père Bouhours.
Il le consulte sur tout, le sujet, la composition, les tournures etc. Cette soumission aux remontrances du révérend jésuite peut étonner. C’est que Bouhours est un pion important dans la stratégie de Bussy. C’est en effet par lui que ses écrits, ses lettres notamment, parviennent maintenant par son confesseur au roi lui-même, depuis la mort de son ami le duc de Saint-Aignan en 1687. Ce proche du roi rendait en effet fidèlement ce service à l’exilé. Mais Bouhours est aussi un auteur, et un critique renommé, bien inséré dans le monde des Lettres. Ses Remarques sur la langue française sont appréciées. Il a, en outre, particulièrement flatté Bussy en le citant souvent dans ses Pensées ingénieuses des Anciens et des Modernes. Il a donc toutes les qualités requises pour donner avis et suggestions. Et si Bussy ne destine pas le Discours au public ordinaire des livres imprimés, du moins de son vivant, il n’en écarte pas totalement l’idée.
Des exemples célèbres
Comme le constate C. Rouben, le Discours à ses enfants n’a pu être composé « qu’avec un minimum de conscience littéraire » puisqu’il offre « un schéma très étudié ». Bussy s’est évidemment inspiré de textes antérieurs. Du Traité des hommes illustres de Boccace ou des Vies parallèles de Plutarque qui avaient, par la traduction d’Amyot, eu un retentissement considérable. Bussy cependant, loin d’imiter, apparaît au contraire comme novateur : «…force nous est donc d’accorder à Bussy le mérite d’avoir renouvelé la tradition de la consolation, en se servant de la biographie historique ». Y. Giraud, pour sa part, trouve de la nouveauté dans « l’insertion de l’autobiographie dans une galerie de destins illustres ». Bussy guide effectivement le lecteur, comme dans sa maison le visiteur, de Vie en Vie, vers lui, un des Illustres malheureux.
Bussy et le roi
Le véritable destinataire du Discours à ses enfants est Louis XIV, comme Bussy le dit au père Bouhours « C’est pour le Roi uniquement, et pour madame de Maintenon, vous et le père de la Chaise ». La démarche de Bussy n’est pas nouvelle. Si, au début, il semble seulement se prêter aux demandes du roi qui souhaite connaître ses écrits, comme c’est le cas pour les Maximes d’amour en 1664, c’est lui qui a manifesté ensuite l’intention de faire lire ses ouvrages au souverain, à commencer par ses Mémoires en 1670. Et le fait que le roi les accepte est non seulement flatteur pour l’auteur qu’est Bussy mais elle est une marque précieuse pour l’exilé qu’on ne l’a pas définitivement rayé du nombre des vivants. S’il me regarde, on me regarde, selon le mot d’une devise que Bussy a fait peindre dans son château, en parlant du soleil. L’allusion est transparente.
Il apparaît tout à fait probable que la communication au roi de la vie des Illustres malheureux a comme but, au moins pour partie, de revenir en grâce et d’obtenir une aide matérielle qui lui permettrait de sortir d’un état de fortune particulièrement difficile. Bouhours sert d’intermédiaire. Et alors que toutes ses tentatives antérieures sont restées vaines, il obtient cette fois une pension de quatre mille livres. Les lettres de Bussy sont suffisamment explicites pour qu’on puisse attribuer cette marque de retour en grâce à l’effet produit par le Discours à sa famille qui a convaincu le roi (ou Mme de Maintenon) du changement moral profond de Bussy ou qu’il était temps de mettre fin à son infortune.
Et Bussy d’en tirer finement la conclusion : « Enfin, mon révérend père, la fortune a envie de se raccommoder avec moi, et si ce temps dure, il me faudra tirer du nombre des malheureux dans lequel je me suis mis ».
Une œuvre dénaturée
Un an après sa mort, le Discours de Bussy-Rabutin est publié. Ses enfants n’y ont aucune part. L’avertissement du Discours publié en 1694 montre bien l’objectif de ses éditeurs, dont le père Bouhours, sans aucun doute. C’est moins l’œuvre de Bussy-Rabutin qui les intéresse que le témoignage de sa pénitence, de son retour à Dieu. Ainsi peut-on montrer la force de la religion, la supériorité du christianisme qui finit par triompher des esprit forts, des libertins tels que Bussy avoue lui-même avoir été. Comme le père Bouhours croyait évidemment à la conversion de Bussy, sujet qui mérite une étude en soi, il a pu avec bonne conscience modifier l’original, ajouter des moralités pour le rendre encore plus édifiant.
Ainsi, la très pesante et moralisante Instruction pour se conduire dans le monde ne figure pas dans l’original de Bussy. On peut encore citer d’autres passages ajoutés comme celui relatif à la mort de d’Henriette d’Angleterre au style peu alerte. On comprend, dans ces conditions, l’opinion de ceux qui comparent l’imprimé du Discours à d’autres textes de Bussy et ne lui trouvent aucune grâce, aucun esprit, dans ses ultimes ouvrages. L’essentiel de leurs critiques porte sur les ajouts malencontreux de ses pieux éditeurs qui dénaturent l’œuvre du gentilhomme bourguignon.
Une nouvelle approche
La critique contemporaine va pouvoir s’exercer sur le Discours du comte de Bussy Rabutin à ses enfants en renouvelant l’approche de l’ouvrage notamment sous l’angle biographique, historique et littéraire.
Pour la vie de Bussy, c’est l’image du libertin devenu dévot qu’il faut revoir. Son retour à des pratiques religieuses plus régulières, le raffermissement de ses convictions et une réflexion sur le salut grâce à l’évêque d’Autun, à ses amis jésuites ou à ses lectures en compagnie de sa fille Louise-Françoise ne peuvent être contestés. Aucun élément ne permet de mettre en doute sérieusement sa sincérité à cet égard dans le Discours. En revanche, il n’est certainement pas devenu un triste bigot assommant son entourage de leçons de morale. Sa correspondance avec ses amies, ses autres activités littéraires comme la traduction d’un petit conte de « Théophile » en 1692 avec ce genre de conseil : « Vous autres, mes enfants, réjouissez-vous pendant que l’âge vous le permet » révèlent un Bussy qui demeure galant, plein d’esprit et soucieux de bien vivre.
L’histoire n’est pas, pour Bussy, uniquement une source d’exemples à suivre ou à rejeter. D’une manière plus originale, Bussy tire des leçons politiques de ses récits et n’hésite pas à critiquer le comportement des hommes d’État. En revanche, Bussy ne manque pas de flatter Louis XIV quand il le peut. Le Discours sur les prospérités permettra d’approfondir le rapport de Bussy au roi et à l’histoire.
Ouvrage de circonstance instrumentalisé, plaidoyer pro domo, testament moral, page d’histoire, le Discours à ses enfants doit être considéré comme une œuvre littéraire à part entière où l’art d’écrire de Bussy se révèle. Il a toujours espéré que les générations futures le jugeraient équitablement : « …ce ne sera que la posterité (si elle me connoist) qui me fera plus justice que mon siècle. Ses premiers éditeurs, le père Bouhours, sa famille aussi, croyant sans doute bien faire pour la mémoire du comte de Bussy-Rabutin, n’ont réussi qu’à affadir son œuvre, tromper le lecteur, brouiller son image. L’édition des manuscrits de ses Discours donnera peut-être une chance de réhabilitation à l’un des écrivains les plus complets du Grand Siècle, auteur de roman, portraits, devises, maximes, mémoires, traductions, chansons, lettres et ces Discours, difficilement classables. Elle permettra en tout cas à l’honnête homme d’aujourd’hui de goûter la saveur authentique des écrits tardifs de l’Illustre Malheureux qui a fini par exorciser son infortune en lui donnant une forme littéraire. Le triomphe de l’écrivain, en quelque sorte.
(Daniel-Henri Vincent).
Les manuscrits répertoriés :
Trois versions manuscrites de ce texte littéraire sont aujourd’hui connues, toutes dans le domaine public. Leur texte et composition diffèrent sensiblement.
1) Manuscrit de la bibliothèque municipale de Dijon, non autographe, relié en simple veau usagé. Il s’agit d’une copie légèrement postérieure au manuscrit autographe.
« Le 16 octobre 2010, un manuscrit du comte de Bussy-Rabutin, intitulé « Discours à sa famille en mars 1691 », a été acquis grâce à la mobilisation de l’Association des Amis de la Bibliothèque municipale, de la Société des Amis de Bussy-Rabutin, de l’Académie de Dijon et aux dons de particuliers amoureux du patrimoine.
Le texte, soigneusement calligraphié, se compose de deux parties. Dans la première, Bussy évoque plusieurs illustres malheureux tels que Tobie, Bélisaire, Saint Louis, François Ier, Bassompierre, etc. La seconde, et la plus longue, est consacrée au dernier de cette malheureuse mais glorieuse lignée, le comte de Bussy-Rabutin lui-même. Le Discours de Bussy-Rabutin fut publié pour la première fois en 1694, un an près la mort de son auteur et fortement modifié par les éditeurs.
Deux autographes sont conservés. L’un, que Bussy offrit probablement à Louis XIV se trouve à la Bibliothèque Mazarine. Il a été publié en 2000 aux Éditions de l’Armançon. L’autre est à la Bibliothèque nationale de France.
Ce nouveau manuscrit du Discours, en partie inédit, vraisemblablement inspiré par la fille de Bussy-Rabutin, Louise-Françoise de Coligny, comtesse de Dalet, présente de substantielles variantes avec les deux autographes, eux-mêmes différents l’un de l’autre. C’est dire l’intérêt qu’il présente pour la connaissance de l’œuvre tardive du gentilhomme bourguignon et, singulièrement, sur les conditions de sa création littéraire.
Les Amis de la Bibliothèque municipale, les Amis de Bussy-Rabutin et les membres de l’Académie de Dijon ont décidé de déposer le manuscrit du Discours à la Bibliothèque municipale pour enrichir le fonds patrimonial bourguignon, permettre sa conservation dans les meilleures conditions possibles et en autoriser la consultation par les chercheurs. Le document a été solennellement confié à M. François Rebsamen, sénateur-maire de Dijon, le 16 octobre lors de la séance solennelle de l’Académie pour être remis à Mme Marie-Paule Rolin, directrice, et à Mme Caroline Poulain, conservateur du fonds ancien.
Cet événement devait être l’occasion de présenter des travaux originaux consacrés au gentilhomme bourguignon. C’est ainsi qu’une rencontre académique s’est tenue autour de Bussy-Rabutin et de son œuvre, souvent galante et libertine.
Ce manuscrit déposé à la bibliothèque municipale de Dijon est, selon la Conservatrice des manuscrits anciens, une copie postérieure non autographe du « Discours à sa famille ».
2. Exemplaire B.n.F. relié en simple basane :
Manuscrit autographe présentant des variantes avec l’édition (Paris, Anisson, 1694) et portant des corrections de Louise-Françoise de Bussy-Rabutin, marquise de Coligny, aux f. 8v, 12, 13v, passim.
Titre : Comte Roger de Bussy-Rabutin. Discours du comte de Bussy-Rabutin à sa famille sur le bon usage des adversités.(Titre différent de notre manuscrit).
Donation du baron Henri de Rothschild, 1933.
Support: Papier
Importance matérielle : 140 feuillets (125-126,136-140 blancs.)
Dimensions : 240 x 180 mm.
Reliure : Rel. basane fauve à filets. Dentelles intérieures
3. Exemplaire de la bibliothèque Mazarine :
92 feuillets ; 230 x 172 mm ; maroquin rouge aux armes de Condé.
Le présent exemplaire, après étude comparative avec la bibliographie de Tchémerzine, est à ce jour d’une rareté absolue. Une seconde édition plus développée en 6 ff. et 454 pages, avec un titre différent, verra le jour cette même année 1694. C’est la seule connue de Tchémerzine, celle qu’il qualifie à tort d’édition originale. Dans cette seconde édition, mieux présentée, le titre est corrigé et se rapproche du titre du manuscrit original mais l’imprimeur est le même.