Londres (Genève), 1764.
In-8 de viii pp. (pour le faux titre, le titre et la Table des articles) et 344 pp.
Veau fauve marbré, triple filet or autour des plats, dos à nerfs finement orné, filet or sur les coupes, tranches peigne, qq. frottements. Reliure de l’époque.
186 x 110 mm.
Edition originale d’une insigne rareté de l’un des plus grands textes du Siècle des Lumières, le maître-livre de Voltaire pour « écraser l’infâme ».
« Le ‘Dictionnaire philosophique’ de Voltaire, brûlé à Genève par la main du bourreau, le 26 septembre 1764 (Gaberel, Voltaire et les Génevois, Paris, 1857, p. 116) fut condamné par arrêt du Parlement de Paris, du 19 mars, et par décret de la cour de Rome, du 8 juillet 1765 (voy. Index librorum prohibitorum, Modoetiae, 1850, p. 118). – On sait qu’en 1766, lors du supplice du chevalier de La Barre, le Dictionnaire philosophique, qu’on avait trouvé dans sa bibliothèque, fut livré aux flammes en même temps que les restes mutilés du malheureux chevalier. » (Bengesco, Bibliographie des Œuvres de Voltaire).
C’est en 1763 que Voltaire revient à son idée d’un ouvrage qui condenserait l’essentiel de ses idées philosophiques, morales, politiques et religieuses.
Il est alors au sommet de sa gloire : historien, dramaturge, poète, polémiste, son influence est telle qu’il est parvenu à intéresser les cercles dirigeants de l’Europe entière à l’injustice commise contre un protestant toulousain, Jean Calas, et à obtenir qu’un procès en révision soit ouvert.
Dans le même temps, les jésuites sont chassés du royaume de France, tandis que l’Église catholique, épuisée après un siècle de querelles entre jésuites et jansénistes, est intellectuellement exsangue. Le philosophe estime que le moment est venu de frapper un grand coup, qui peut-être sera suffisant pour écrouler l’édifice : en juin 1764 est publiée, anonymement, la première édition du Dictionnaire philosophique portatif, non pas à Londres, comme il est indiqué sur l’ouvrage, mais à Genève. Après la publication du Dictionnaire philosophique, Voltaire s’emploie à convaincre ses correspondants qu’il n’a rien à voir avec cet ouvrage qui ne saurait lui être attribué. Cet acte de prudence obéit à un précepte qu’il avait lui-même formulé : « Frappez, et cachez votre main », acte qu’il accomplit d’autant plus volontiers que, selon la législation de l’époque, l’auteur d’un texte anonyme ne pouvait être poursuivi que s’il en avouait la paternité. Ces précautions n’étaient pas superflues : dès sa parution, l’ouvrage crée le scandale, à Genève d’abord, où l’ouvrage est condamné à être « lacéré et brulé » comme « téméraire, scandaleux, impie, destructif de la Révélation », sentence mise à exécution le 24 septembre 1764.
En décembre de la même année, c’est en Hollande que le dictionnaire est brûlé, puis à Berne. Le Parlement de Paris à son tour le condamne le 19 mars 1765, et Rome le met à l’Index. Enfin, le 1er juillet 1766, l’exemplaire du livre de Voltaire que possédait le chevalier de La Barre est acheminé de Paris à Abbeville pour être cloué sur le torse de son propriétaire, et brulé sur le même bucher. »
L’idée du dictionnaire serait née au cours d’un souper avec Frédéric II à Postdam, le 28 septembre 1752 et, à l’origine, l’œuvre devait être collective. « La lecture du Dictionnaire appelle la comparaison avec les Essais de Montaigne, on y trouve la même liberté de pensée et autant de digressions » (Voltaire, BN, 1979, n°547).
« Le plus grand nombre des articles porte sur la religion, et leurs titres sont assez éloquents en eux-mêmes : Athéisme, Fanatisme, Miracles, Persécution, Superstition, Tolérance. Chacun d’eux est une discussion parfois sérieuse, parfois indignée, le plus souvent malicieuse. Quelques-uns se présentent sous forme de dialogues : entre un Anglais et un Espagnol sur la liberté de penser, entre un philosophe grec et un Scythe (article Dieu), entre un fakir et un Chinois, entre deux Chinois ou entre deux Turcs. Mais, quelles que soient leur nationalité, les caractères sont toujours les mêmes : l’un des deux interlocuteurs est l’ignorant plein de bons sens, l’autre est le pédant qui se trouve vite à court d’arguments. Une série d’articles, eux aussi dialogués et intitulés : Catéchisme chinois, Catéchisme japonais, du Curé, du Jardinier, entendent montrer que, sous les diverses figures qu’on donne à Dieu, c’est partout le même Dieu qu’on vénère. Voltaire ne s’attaque plus seulement au clergé, mais il attaque de face la religion, le dogme ; il veut démontrer que même si les Livres saints ne sont pas falsifiés, ils sont absurdes et immoraux. Il ne va pas cependant jusqu’à l’athéisme. En désaccord avec d’Holbach et même Diderot, il reconnaît l’existence d’un Dieu, architecte de l’univers. Une autre série plus courte est consacrée à la politique : De la Liberté ; Des Lois ; Guerre ; Etats ; Gouvernement, quel est le meilleur ; Tyrannie. Voltaire s’y montre comme à l’accoutumée le défenseur de la liberté de penser et du régime constitutionnel ; et il répond à la question : « Quel est le meilleur Etat ? » par « Celui où l’on n’obéit qu’aux lois ». Après quoi, il ajoute : « Mais ce pays-là n’existe pas ». Quelques articles sur la psychologie, l’esthétique et surtout les mœurs complètent le dictionnaire.
Les thèses exposées dans Le Portatif furent développées par Voltaire dans l’Evangile de la Raison (1764), Le Recueil nécessaire (1768) enfin, de 1770 à 1772, dans les neuf volumes de Questions sur l’Encyclopédie. Dans ces œuvres comme dans Le Portatif, Voltaire s’affirme philosophe dans un sens spécial. Ce n’est pas un spéculatif, c’est un moraliste et un moraliste pratique. Nulle rigueur scientifique dans ses exposés, pas de longs raisonnements, mais des saillies, des moqueries, des attaques : ses moqueries sont toujours efficaces et ses attaques portent. En fait, Voltaire s’y affirme comme un pamphlétaire, comme un journaliste de génie. Le retentissement du Dictionnaire philosophique fut immense, c’est autour d’œuvres comme celle-là que devaient se former la philosophie voltairienne, l’esprit voltairien. » (Guy Schoeller).
Le plan du Dictionnaire philosophique fut conçu à Postdam, en 1752 : Colini nous apprend que le 28 septembre « au souper du roi, on s’était amusé de l’idée d’un dictionnaire philosophique, que cette idée s’était convertie en un projet sérieusement adopté, que les gens de lettres du roi et le roi Frédéric II lui-même devaient y travailler de concert, etc… Voltaire, ajoute Colini, commença dès le lendemain » (Mon séjour auprès de Voltaire, Paris, Collin, 1807, p. 32).
« Ouvrage hardi autant que séduisant, empreint d’un scepticisme tel qu’il souleva de vives protestations et malgré cela eut une influence considérable sur l’esprit religieux dès son apparition. » (Le Petit, Bibliographie des principales Editions originales, p. 552).
Peu de temps après, Voltaire « mettait aux pieds de Frédéric » l’article Abraham et le roi répondait : « J’ai lu votre premier article, qui est très bon. Vous aurez commencé la table alphabétique des articles : je crois qu’il faudrait « l’achever avant de commencer l’ouvrage, afin de se fixer à un nombre d’articles, de mieux choisir les principaux, et de ne point permettre d’entrée aux petits détails : car si quelques articles subordonnés aux autres ont l’entrée dans le Dictionnaire, ce sera une nécessité ou de mettre un plus grand détail, ou de changer de projet en travaillant, ce qui ne répondrait pas, il me semble, à l’unité du but qu’il faut se proposer dans un ouvrage de ce genre » (Voltaire à Frédéric (1752). Frédéric à Voltaire (1752). — Œuvres de Frédéric le-Grand, éd. Preuss, t. XXII, pp. 294 et 296, et Œuvres de Voltaire, éd. Garnier. Correspondance, t. V, pp. 491, 492).
Les articles Ame, Athée, Athéisme, Baptême, etc... suivirent de près l’article Abraham, et Frédéric écrivait à Voltaire : « Si vous continuez du train dont vous allez, le Dictionnaire sera « fait en peu de temps » (Frédéric à Voltaire (1752), Œuvres de Voltaire, éd. Garnier, Correspondance, t. V, p. 497). Mais à la suite de sa querelle avec Maupertuis, de l’aventure de Francfort, etc., Voltaire interrompit son travail : il semble qu’il ne l’ait repris que vers 1760 : « Je suis absorbé, écrit-il à Mme du Deffand le 18 février 1760, « dans un compte que je me rends à moi-même par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre, le tout pour mon usage, et peut-être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens. Je vais dans ma besogne aussi franchement que Montaigne va dans la sienne, et, si je m’égare, c’est en marchant d’un pas un peu plus ferme. » (cf. Voltaire à Mme du Deffand, 15 janvier 1761).
Précieux exemplaire de l’édition originale d’une rareté insigne de l’un des plus grands textes du XVIIIe siècle, conservé dans sa pleine reliure de l’époque non restaurée, condition des plus rares.
Nos recherches ne nous ont permis de localiser que 4 exemplaires de cette rare originale en pleine reliure de l’époque passés sur le marché depuis le début des relevés en 1930 :
– un vendu par Sotheby’s en 1937 conservé en veau d’époque,
– un vendu par Piasa en 2006 en basane de l’époque restaurée,
– un vendu par Ferraton en 2014 en basane de l’époque (« reliure usée, coiffes arasées, coins fortement émoussés, brunissures marginales parfois fortes »),
– un dernier vendu par Piasa en 2016 relié en maroquin d’époque avec le Traité de la tolérance (« reliure légèrement restaurée » ; vendu 26 317 € en 2016).